Ici Londres de V. Cuvelier et A. Herbauts
Tout nous intrigue dans cet album, objet non identifiable, véritable objet introuvable. C’est sous les auspices du surréalisme que les auteurs en grande complicité avec leur éditrice ont choisi de raconter aux enfants et à leurs parents l’histoire des messages personnels émis sur Radio Londres durant la deuxième guerre mondiale.
Un titre difficile à déchiffrer (normal puisqu’il annonce la rencontre du lecteur avec des messages cryptés), imprimé sur des ronds rouges, sûrement des cerises, convoitées par un merle. Cerises ? Merle? Tiens ! ça ne vous rappelle rien ? Les cerises rouges d’Anne Herbauts roulent de page en page (en gouttes de sang ?) et nous entraînent avec elles. La couleur noire annoncée par le merle (moqueur ?) se fait ombre souvent et s’impose parfois : soldats combattants ou morts, silhouettes figées dans l’attente, animaux foudroyés : entre crainte et action les images nous guident. Il y a aussi ces petites phrases si étranges, ces fameux messages immortalisés jusqu’ici par les films sur la résistance et imprimés sur la page de gauche que jamais l’illustratrice n’explique mais que toujours elle incarne, au pied de la lettre. Cette approche sensible est complétée de trois façons. D’abord l’album s’ouvre sur un joli texte de Vincent Cuvelier, à l’origine de ce projet et qui raconte à la première personne comment un gamin caché derrière un tas de bois surprend son père en train d’écouter la fameuse émission interdite par l’occupant Les Français parlent aux Français. Ensuite on découvre, inséré entre deux pages, un vrai-faux journal, rédigé par l’historienne et journaliste Aurélie Luneau et qui explique de manière très précise le rôle que la radio joua dans l’aide à la résistance. Vive la radio ! Enfin, sur le dernier plat, est fixé un CD réalisé avec les bandes son conservées par l’Ina et mises en musique avec beaucoup d’inventivité par O. Mellano. Ce CD fait chanter à nos oreilles qu’« Alberte a les yeux noirs, que Tante Amélie fait du vélo en short ou qu’Athalie est restée en extase… ». N’oublions pas qu’un des journalistes de cette émission n’était autre que Pierre Dac.
A la fois livre CD, album et livre documentaire cet album transcende tous les genres et s’impose grâce au talent de tous ses auteurs. Il est fait pour être partagé en famille car toutes les générations s’y retrouveront et y trouveront du sens : bien évidemment il s’achève sur ce message, emprunté à l’un de nos grands poètes et qui annonça le débarquement « Les sanglots longs des violons… ». Une superbe rencontre entre Histoire et poésie.
Claude
Ici Londres, V Cuvelier, A. Herbauts, A. Luneau, O. Mellano, ed. du Rouergue, 22 €
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La reine des lectrices d’Alan Bennett
Aimez-vous les bonbons anglais, à la fois sucrés et délicieusement acidulés ? Si oui, précipitez-vous sur ce court roman qui distille avec finesse bien des observations pertinentes sur l’art de lire et les joies que nous procure la lecture.
L’héroïne de ce roman n’est autre qu’Elisabeth II, comme dans le film si caustique de Stephen Frears, The Queen. La reine donc, voulant remettre au pas ses chiens qui aboient fort désagréablement, découvre dans la cour des communs de Buckingham le bibliobus de Westminster. Elle y pénètre avec quelque hésitation, en ressort avec un roman d’Ivy Compton-Burnett et le mal est fait. Ayant commencé de lire elle ne pourra plus s’arrêter. À travers cette fiction Alan Bennett, romancier et dramaturge à la plume incisive, dresse le portrait d’une femme très occupée, soudain tombée en lecture comme on tombe en amour. Les notations de l’auteur sur la façon dont nous accaparent peu à peu ces histoires de papier sont d’une réelle finesse. Chaque lecteur est unique, son entrée en lecture a une histoire et celle-ci mérite qu’on s’y attarde. Car on ne vit plus de la même manière quand on fréquente assidûment les livres. Cette façon dont notre vie soudain prend du sens, dont nos moindres réflexions entrent en écho avec tant d’autres, cet enrichissement de notre « théâtre intérieur », tout cela est magistralement dit.
« Sa charge impliquait qu’elle manifeste de l’intérêt envers un certain nombre d’activités, non qu’elle s’y intéresse pour de bon. De surcroît lire n’était pas agir. Et elle, elle était une femme d’action ». Ce temps-là est révolu, sa majesté est passée de l’autre côté du miroir, de ce côté où on prend le temps de penser, de rêver… Rejoignez-la vite !
Claude
La reine des lectrices, Alan Bennett, Denoël, 12 €
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La Nouvelle raison du monde de Pierre Dardot et Christian Laval
Qui le sait ? Le néolibéralisme n’est pas une politique du laisser-faire et il n’est pas né dans les pays anglo-saxons avec Tatcher et Reagan au début des années 80, mais en Europe, et même en France.
Le colloque Walter Lippman, qui s’est tenu à Paris en 1938 en représente le moment fondateur. Son maître d’œuvre fut le philosophe français, aujourd’hui oublié, Louis Rougier. C’est lui qui introduisit le terme de néolibéralisme.
Le modèle néolibéral, c’est celui de l’entreprise qui est parvenue à conquérir la sphère politique et la sphère subjective. Désormais, l’Etat et l’individu doivent eux aussi fonctionner comme des entreprises, mieux, c’est-à-dire pire, être des entreprises. Le droit privé devient le modèle du droit public et finit par l’absorber. Le marché n’est pas seulement un espace social, extérieur, il devient un processus de formation de soi. Etudes payantes, emprunts, placements à long terme, constitution d’une épargne retraite individuelle : cette capitalisation de la vie individuelle fait de chacun l’entrepreneur de sa vie et, en même temps érode les logiques de solidarités.
Le néolibéralisme n’est pas une idéologie passagère condamnée à s’effondrer avec les Bourses. Il est, disent les auteurs, une norme de vie. Ceux-ci ne croient pas du tout que la crise actuelle sonne le glas du capitalisme néolibéral. Face à cette situation, source de fatalisme, il n’y a pas de solution frontale, unique, mais des issues. Ainsi est-il possible de promouvoir des contre-conduites : refuser de conduire son existence comme une entreprise, refuser de se conduire vis à vis des autres selon la norme de la concurrence. Pour commencer. Le pire n’est pas impossible. Restent les capacités de résistance.
Claire
La Nouvelle raison du monde, Pierre Dardot, Christian Laval, La découverte, 26 €
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Robert Castel sera notre invité le 13 mai 2009
La Montée des incertitudes de Robert Castel
Auteur, entre autres, d’un imposant travail sur les Métamorphoses de la question sociale, le sociologue Robert Castel brosse, dans ce nouvel ouvrage, un tableau des grands mouvements de fond travaillant les sociétés contemporaines et rappelle, surtout, la centralité du travail dans la compréhension des récentes mutations sociales.
L’auteur réaffirme, tout d’abord, que la « société salariale », qui s’est lentement construite sur un compromis entre les intérêts du marché et ceux des travailleurs au cours des 19è et 20è siècles, ne s’est pas engagée dans un processus d’effondrement mais d’effritement.
Pour autant, les conclusions pessimistes que le sociologue livrait en 1995 n’ont pas été démenties depuis le début du 21ème siècle. La société contemporaine demeure extrêmement conflictuelle, traversée de tensions contradictoires et d’incertitudes. Des formes de travail, en deçà de l’emploi, ont surtout eu tendance à s’imposer, multipliant ainsi les sources d’inégalités et de subordinations. Le « précariat » constituerait ainsi un régime en soi de l’organisation du travail. Et c’est plus généralement à une destruction des régulations et protections collectives qu’ont semblé œuvrer ces différentes tendances au cours des quinze dernières années.
Robert Castel refuse cependant de verser dans le catastrophisme et pense que la fameuse « crise » que traverserait l’Etat social ne remet pas pour autant en question la nécessité d’instances nationales de régulation. S’il suggère une certaine prudence à l’égard du concept d’Etat social actif, dont il redoute qu’il conduise parfois à des disparités de traitement, l’auteur n’en souhaite pas moins un volontarisme politique permettant de renforcer les capacités de chacun. Une telle situation passerait notamment par le « redéploiement du droit » autour des trajectoires individuelles.
Claire
La Montée des incertitudes, Robert Castel, le Seuil, 23 €
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La Diversité contre l’égalité de Walter Benn Michaels
Le paradoxe est flagrant : au moment même où l’élection du métis Barack Obama fait entrevoir l’avènement d’une Amérique postraciale, la France républicaine découvre, avec quelques décennies de retard, les vertus de la « diversité ». A rebours d’une Amérique qui s’interroge sur la validité des catégories raciales, l’héxagone est tenté par la rhétorique identitaire, voire les statistiques éthniques. Avec l’art délectable de l’autodérision, WB Michaels, professeur de Littérature à l’Université de l’Illinois à Chicago, signe un pamphlet décapant. Ce petit livre nous met en garde contre l’adoption d’un modèle qui, séduisant en apparence, porterait en lui la destruction d’une valeur centrale : l’égalité.
Nouvel opium du peuple, la dévotion pour la diversité permettrait d’évacuer la question sociale et faciliterait la soumission à l’ordre inégalitaire établi. La religion du « respect » des pauvres, transfigurés en personnes « différentes » ou perçus à travers la couleur de leur peau, justifierait le maintient du statut-quo social.
A l’appui de sa démonstration, l’auteur souligne que le succès de la « diversité » aux Etats-Unis a coïncidé avec une augmentation vertigineuse des inégalités de richesse depuis les années 80.
Parfois caricatural, mais sauvé par son ironie, l’ouvrage plaide de fait pour la défense du prétendu « modèle français » égalitaire.
Claire
La Diversité contre l'égalité, W.B.Michaels, Raisons d'agir, 7 €
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