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jeudi, 16 avril 2009
Les indémodables de l’Autre Rive
Les maisons de Colette Vivier
C’est au médiéviste Michel Zink que je dois ma découverte de l’œuvre de Colette Vivier. Dans sa récente autobiographie Seuls les enfants savent lire, où il se peint à travers les souvenirs laissés en lui par ses lectures d’enfant, Zink fait un vibrant éloge d’Entrez dans la danse, un roman de Colette Vivier paru en 1943 dans la Bibliothèque rose illustrée (et qui n’a pas été réédité depuis des décennies). Ce qu’il en dit m’a donné l’envie de découvrir les rares œuvres encore disponibles de cet écrivain de jeunesse que les lecteurs d’aujourd’hui ont tendance à oublier, ou qu’ils connaissent mal, ou dont plus personne ne leur parle, trente ans après sa mort survenue en 1979.
Cette femme née en 1898, sur qui l’on sait fort peu de choses, sinon qu’elle a fait partie d’un réseau de résistants pendant la Seconde Guerre mondiale, est l’auteur d’une trentaine de livres, dont quelques-uns, au moins, sont des indémodables de la littérature de jeunesse. En dépit de plusieurs infidélités aux descriptions contenues dans le texte, les illustrations de Serge Bloch rendent justice, avec art et finesse, à la fraîcheur persistante des romans de Colette Vivier réédités par les éditions Casterman. Leur fraîcheur, leur jeunesse, ces romans les doivent à la manière inimitable qu’ils ont de peindre l’enfance et d’exprimer le romanesque de la formation des personnalités. Colette Vivier crée des enfants qui sont d’une vérité psychologique intense et propose à ses lecteurs des modèles identificatoires élaborés, distillant une morale généreuse qu’avec habileté elle se contente souvent de suggérer.
Colette Vivier est l’un des rares auteurs sachant parler sans mièvrerie des mauvais sentiments : égoïsme, désir maladif d’un objet matériel, envie, hypocrisie, reniement de l’amitié, cruauté d’un enfant envers un autre – effleurant à cette occasion le thème de la désignation des boucs émissaires. Plus rare encore : se refusant à condamner aucun de ses jeunes personnages, se refusant à tout manichéisme, Colette Vivier nous fait deviner les petites transformations qui s’opèrent dans la profondeur de leur être et qui les font mûrir, chacun selon les tendances de sa propre personnalité. Comment peut-on peindre aussi subtilement les blessures de la vie et leur cicatrisation ? Nous le savons tous, l’apprentissage de la diplomatie et celui de la générosité passent par des échecs, des contrariétés, des humiliations. Mais Colette Vivier suggère aussi la soif de relations humaines qui existe chez la plupart des enfants et qui les jette vers la vie. Ce désir de relations humaines peut se révéler plus taraudant que le désir de biens matériels.
D’autre part, chacun constatera que ces romans donnent un accès aisé et vivant aux mentalités des années 1930, 1940 et 1950, d’autant plus que l’art de Colette Vivier la pousse à rechercher en tout le naturel et la vraisemblance. Rien d’empesé dans les dialogues, une peinture très juste de la vie scolaire des différentes époques qu’elle décrit, et une représentation fidèle des mœurs dans différents milieux sociaux. Entrez dans la danse est situé dans la société bourgeoise des professeurs de lycée et des ingénieurs (milieu dans lequel devait évoluer Colette Vivier), tandis que La porte ouverte et La maison des petits bonheurs nous parlent de familles d’ouvriers et d’artisans (milieux que l’auteur semble avoir tout aussi bien connus). Certes, on ne compte plus les paires de claques données par les parents dans La maison des petits bonheurs… lesquelles, à vrai dire, ne sont pas tellement différentes de la violence éducative telle qu’elle se manifeste dans Entrez dans la danse, par les paroles blessantes qu’adresse Maxime Gaume à la jeune Christine dont il est le tuteur. Mais cette dureté nous est montrée, dans les situations romanesques construites par Colette Vivier, comme pouvant toujours être surmontée. L’auteur ne voit pas en elle une cause profonde de rupture entre parents et enfants. Colette Vivier parle des mouvements d’humeur auxquels cèdent parfois les adultes, comme elle parle de la mort. Ce sont des réalités inhérentes à la condition humaine, qui surgissent en tempête, créent du chagrin, mais qui s’effacent sans faire de dégâts lorsqu’une volonté de compréhension mutuelle préside aux relations entre les adultes et les enfants.
De même qu'elle n'évoque la mort d'un personnage qu'en prenant de la distance par rapport au moment et au lieu où celle-ci s'est produite, laissant à un article de journal le soin de la raconter, Colette Vivier ne parle que très indirectement de l'Occupation. Dans Entrez dans la danse, on trouve une allusion aux aliments de remplacement, placée dans la bouche de la tante Fée, et c'est tout. « La guerre », pour l'ensemble des personnages de ce roman de 1943, c'est toujours celle de 14-18. Les deux sœurs Edmée et Étiennette de La porte ouverte semblent être orphelines de guerre, mais le texte de ce roman de 1954 le suggère à peine. Seule exception, mais tellement significative : 1946 a vu paraître un roman de Colette Vivier spécialement consacré à cette période, La maison des Quatre-Vents. Ce roman était encore disponible au début des années 2000, édité par Casterman. À quand sa réédition ?
La maison des petits bonheurs est fait du journal intime que tient une fillette de onze ans. Le risque est grand, pour l’écrivain qui recourt à une telle forme littéraire, de laisser des observations d’adulte s’insinuer dans la narration. De ce côté-là, rien à craindre : le roman est une réussite, recréant de façon convaincante la langue d’une enfant, à travers ses naïvetés, ses étonnements, et son intelligence déjà perspicace des rapports humains. L’intrigue est fondée sur les perturbations que provoque, durant une absence prolongée de la mère de famille, au sein de la cellule familiale désormais réduite à la jeune narratrice, à son père, à sa sœur aînée, qui se prénomme Estelle, et à leur petit frère, l’installation dans leur appartement d’une tante par alliance, veuve du frère aîné de Mme Dupin, la maman. À partir du jour où la nouvelle venue se met à vouloir occuper la place laissée vacante par Mme Dupin dans le foyer domestique, puis dans le cœur d’Estelle, l’harmonie familiale se détériore, et une certaine tension se répand parmi l’ensemble des habitants de cet immeuble de la rue Jacquemont, ou plutôt de cette « maison », comme l’appelle affectueusement la narratrice.
Au cours de cette période de privation affective, Aline Dupin apprend à nouer des amitiés imprévues, notamment avec une camarade de sa classe, Marie Collinet, mal aimée du groupe d’écoliers, mais aussi avec M. Copernic, le nouveau voisin qui s’est installé dans la maison de la rue Jacquemont. Lui aussi représente un élément hétérogène, introduit dans cette microsociété pour en perturber les habitudes. Il est violoniste dans un restaurant. Un soir, il vient de parler de sa femme défunte. « Sa voix tremblait. Moi, en général, je n’aime pas que les grandes personnes soient émues, ça me gêne pour elles et je leur en veux presque. Mais là, non. Ça vient peut-être de ce que M. Copernic a si peu l’air d’une grande personne ; on a toujours l’impression qu’il pourrait faire encore un tas de choses de quand il était petit, comme, par exemple, jouer à la marelle ou bien tricher au nain jaune. » Cet extrait suffit à faire sentir à quel point le roman est loin d’être larmoyant.
On notera qu’un personnage foncièrement négatif comme la tante Mimi, qui ne se corrige pas à la fin du récit, constitue une rareté. Page après page, nous découvrons les différentes facettes d’un être qui n’est pas vraiment méchant, qui tient même à manifester sa bonne volonté en toute circonstance, mais qui ne peut s’empêcher d’imposer son intransigeance, ses idées fixes, à tout son entourage, en abusant de son autorité, en recourant au chantage affectif, et dont l’humilité, sincère mais butée, paraît surtout vouée à humilier autrui.
Certes, La maison des petits bonheurs comporte une faiblesse dont les lecteurs prennent conscience tôt ou tard : jamais Aline Dupin ne nous dit si elle rédige les pages de son journal au vu et au su des autres membres de sa famille. Jamais elle n’envisage de le dissimuler. Lorsque les tensions se développent entre Aline et Estelle ou entre Aline et la fameuse tante Mimi, la fillette ne semble même pas redouter que son journal puisse tomber entre des mains indiscrètes… Lorsque Colette Vivier, dans Entrez dans la danse, reprendra la forme du journal fictif d’une petite fille, elle ne commettra plus cette erreur.
La porte ouverte, roman narré à la troisième personne, me semble légèrement supérieur à La maison des petits bonheurs. L’auteur n’a pas besoin d’y introduire un personnage négatif pour amorcer son intrigue. Les péripéties sont déclenchées par les seules données initiales : la psychologie des petites filles, conjuguée à leurs situations familiales respectives.
De plus, Colette Vivier joue à merveille des situations à personnages multiples. Pour cette seule raison, La porte ouverte pourrait bien être son chef-d’œuvre, et l’on y trouve bien davantage que le simple thème de l’ouverture aux autres. L’art du récit y est porté à son apogée : fluidité des dialogues, art du croquis descriptif pour silhouetter les personnages secondaires lorsqu’ils font leur entrée, et surtout un parfait naturel dans l’enchaînement des péripéties, faisant oublier les hasards favorables que l’auteur fait éclore pour dénouer les situations difficiles. Les destins qui, dans le Paris ouvrier du roman, se révèlent progressivement, et finissent par se lier en vue d’un objectif commun, sont si nombreux et si divers, qu’il serait vain de tenter de présenter ici les héros de l’histoire. Je dirai seulement qu’une somptueuse poupée, exposée dans la vitrine d’une mercière et qui fascine toutes les fillettes du quartier, en est le déclencheur, mais que l’objet du vrai désir, tant pour les enfants Ermont (de la famille Ermont restreinte et élargie !) que pour les adultes qui les entourent, la destination qui apportera une solution au problème de chacun, se révélera être une petite maison presque à l’abandon, située en pleine campagne, au nord de Paris.
Il est beau que cette maison de Nesle-la-Vallée, qui apparaît dès le chapitre 6, nous soit d’abord présentée indirectement, à travers les paroles du groupe d’enfants qui l’a vue. Ce récit dans le récit se révèle vite imprécis et contradictoire. « La maison », au milieu de son champ de marguerites, demeure longtemps, pour nous lecteurs comme pour ceux des enfants qui ne l’ont pas visitée, et même aux yeux de ceux qui l’ont vue mais qui en ont une vision de plus en plus déformée à mesure que les semaines passent, un objet imaginaire, un objet recréé et enrichi par l’imagination, s’imposant à l’imagination des enfants avant de s’imposer, de manière irrésistible, à celle des adultes, puis s’imposant matériellement, comme solution concrète, à une famille plus soudée qu’auparavant, agrandie par l’adoption des petites orphelines amies de Lise Ermont. Le lecteur d’aujourd’hui aura peut-être du mal à croire à l’optimisme historique de cette France des années 1950. Les ménages se projettent dans l’avenir avec gourmandise. S’ils connaissent la pauvreté et doivent faire face à la pénurie de logements de l’après-guerre, ils n’ont pas à craindre le chômage.
Les enfants sont sans cesse au premier plan, et il ne faut pas négliger le rôle actif que joue le père, en particulier dans la dernière partie de l’histoire. Mais le véritable agent fédérateur du petit monde qui s’organise au fil des chapitres, c’est la mère, la généreuse Mme Ermont. Le titre du roman lui rend hommage. C’est elle qui tient sa porte toujours ouverte aux autres.
Alors, pour quels lecteurs sont ces romans ? Pas seulement pour quelques adultes nostalgiques ! J’encourage les jeunes lectrices des années 2000 à découvrir par elles-mêmes les richesses que renferment ces œuvres, à visiter à leur tour les maisons de Colette Vivier et à expérimenter, en compagnie de leurs nombreux habitants, l’art de vivre qui s’y invente.
Jean-Michel
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